Dans un contexte ou le Gouvernement travaille sur une nouvelle loi de décentralisation, ElanRural lance une petite série d’articles consacrés à l’histoire de la gestion locale et rurale. Ce premier article est consacré à l’histoire de la décentralisation et de la disparition de la tutelle…. l’histoire d’un malentendu ?
On nous le répète souvent : la France est un Etat décentralisé suite aux lois de décentralisation des années 1980. Cela sous-entend qu’avant cela, les Collectivités Locales n’avaient aucun pouvoir ou prérogative. Or, c’est factuellement faux !
La réalité historique est plus subtile. La confusion vient d’un amalgame entre la tutelle préfectorale et la capacité réelle des communes et des conseils généraux à agir, décider et gérer.
Dans les cours de droit administratif, on insiste souvent sur l’ancienne tutelle du préfet, présentée comme une chape verticale écrasant les marges d’action locales. Il était bien inscrit dans les textes que le préfet disposait d’un pouvoir supérieur pour censurer ou renvoyer une délibération, et pouvait exiger qu’un exécutif local « revoie sa copie ».
Mais il faut nuancer. Le cadre juridique était infiniment moins complexe qu’aujourd’hui. L’État exerçait une tutelle, oui, mais cette tutelle agissait aussi comme un garde-fou : un moyen de garantir l’esprit de la loi, l’intérêt national et général, pas d’enfermer les communes dans un labyrinthe normatif. Et surtout, dans la majorité des cas : cette tutelle était appliquée avec pragmatisme, notamment dans les petites communes, où l’intervention préfectorale ne survenait que dans des cas manifestes d’irrégularité ou d’illégalité.
La république des notables : le Préfet, le Maire et le Conseiller Général
Si l’on relit la grande loi municipale de 1884 – véritable colonne vertébrale du fonctionnement communal pendant près d’un siècle, dont on retrouve déjà les bases de notre système actuel stipulé au CGCT : élection du conseil municipal, pouvoir exécutif du maire, organisation budgétaire, clause de compétence générale. Le maire disposait d’un pouvoir de police très étendu, gérait le personnel, la voirie, l’entretien des bâtiments, et élaborait un budget avec une liberté réelle de conception.
La tutelle préfectorale existait, mais elle n’empêchait ni d’initier un projet, ni de gérer son territoire.

De leur côté, les conseils généraux (ex- conseils départementaux), administraient déjà un patrimoine important : routes départementales, subventions aux communes, bâtiments publics (palais de justice, casernes, etc.). Ils pouvaient voter des projets d’infrastructures dans le cadre posé par la loi de 1871.
La différence majeure avec les communes résidait dans l’absence de pouvoir exécutif local: le préfet détenait ce pouvoir exécutif du Conseil Général.. D’où des situations parfois tendues où l’État jacobin reprenait la main voir imposait au Conseil Général les infrastructures à gérer. En effet, la construction des prisons, des palais de justice, des bâtiments des préfectures était financée par les Conseils Généraux et le Préfet était en charge de veiller à leur bonne exécution et au bon fonctionnement de ces infrastructures au titre des missions régaliennes de l’Etat.
Dans les faits, en raison de cette forte imbrication entre pouvoir local et le Préfet, les conflits appelaient souvent des compromis, car l’État ne pouvait pas durablement bloquer des dynamiques locales soutenues par les élus et les notables.
C’était donc un système tripolaire : Maire – Conseil général – Préfet, où le préfet avait le dernier mot mais pas tous les leviers de l’initiative.
Les imbrications entre ces trois acteurs, étaient très fortes, à défauts de répartition claire des compétences. Mais il serait faux de dire que ce mode de fonctionnement était inefficace ou complètement déconnecté des réalités locales.
Cette organisation permettait aux petites communes rurales une réelle capacité d’initiative, malgré la tutelle préfectorale qui veillait surtout à la légalité et à l’esprit des textes. Dans ces villages souvent isolés, ce système fonctionnait avec pragmatisme : peu de normes, une administration légère, et un lien direct entre les besoins du territoire et les décisions prises. Cette mécanique simple, mêlant proximité et responsabilité locale, a longtemps permis aux communes rurales de rester des acteurs pleinement opérationnels de l’action publique.
Les lois de décentralisation : la fin de la tutelle préfectorale, vite remplacée par la tutelle normative ou règlementaire
Les lois de décentralisation de 1982 ont mis fin à cette tutelle exécutive et clarifié l’articulation entre décision, exécution et gestion. Elles ont donné au président du conseil général (puis départemental) et au maire un pouvoir exécutif plein et entier. Mais elles ont aussi inauguré… un autre type de contrainte.
La décentralisation s’est accompagnée d’une montée continue de la complexité juridique et administrative : normes, règlements, contrôles multiples, procédures budgétaires renforcées, responsabilités accrues, multiplication des doctrines ministérielles… À cela s’est ajouté le « millefeuille » territorial, avec de nouvelles structures territoriales, qui a créé une nouvelle forme de tutelle, non plus étatique mais administrative.
La décentralisation a certes répondu à un besoin de démocratisation des décisions locales, mais elle a aussi, paradoxalement, réduit la marge d’initiative des communes comme des départements ; c’est à dire les deux échelons locaux historiques.
Ainsi, on ne peut pas réduire la décentralisation à un simple retrait de la tutelle préfectorale. Cette vision, souvent relayée dans le milieu universitaire ou administratif, est une erreur.
La décentralisation doit se mesurer à la capacité d’une collectivité à agir concrètement, dans l’intérêt de ses habitants et de son territoire.
Or aujourd’hui, la tutelle juridique, normative et administrative a remplacé celle du préfet. Elle est plus diffuse, plus complexe, plus technique – et, pour beaucoup d’élus locaux, plus contraignante.
Pour un nouveau souffle de décentralisation
Si l’on tire ce fil jusqu’au présent, une évidence apparaît : la France n’a pas tant besoin d’une nouvelle vague de décentralisation que d’un changement de regard sur ce qu’elle doit être. Il ne suffit plus d’évoquer la disparition de la tutelle préfectorale comme un progrès en soi. Le véritable enjeu réside dans une décentralisation réelle des responsabilités, c’est-à-dire la capacité pour les collectivités d’agir, de décider, et d’assumer pleinement les effets de leurs décisions.
Aujourd’hui, les élus locaux évoluent dans un environnement où les normes, les doctrines administratives, les circulaires, les dispositifs financiers conditionnés et les échelons intermédiaires pèsent davantage que le préfet d’autrefois. Le droit administratif, dans son empilement, finit par étirer les responsabilités : on ne sait plus exactement qui décide, ni où commence et finit le champ de la responsabilité locale.
Redonner du souffle à la décentralisation, c’est atténuer le poids des normes, simplifier les procédures, réduire les échelons inutiles, et recentrer l’action sur les responsabilités réelles de chaque niveau de collectivité. C’est accepter que la légitimité de la décision locale repose sur la connaissance fine du territoire, et non sur l’accumulation de validations administratives.
Ce mouvement doit permettre de sortir d’une culture du renvoi permanent : « c’est la faute de l’État », « c’est la faute d’un texte législatif ». La décision locale doit redevenir un choix assumé, éclairé, ancré dans l’intérêt général du territoire.
Autrement dit : des décideurs qui décident, pas des gestionnaires coincés entre les normes, les échelons et les validations croisées.
La décentralisation du XXIᵉ siècle ne consiste plus à retirer la tutelle, mais à libérer la capacité d’action, à clarifier les responsabilités, et à donner aux élus les moyens d’être réellement porteurs de sens pour leurs territoires.